Rodolphe Burger est un artiste qui force l’admiration. Ne se laissant pas cloisonner par une créativité débordante, il s’est même donné les moyens pour exploiter au mieux cette « tare » (propre studio, propre label). Toujours gracieux et posé, formidable conteur et passionné de la vie, ses albums sont autant de surprises, de découvertes envers des endroits inexplorés de son spectre musical. Bref, Burger est un chanteur présent, dans un paysage qui ne saurait dire, s’il est la belle ou la bête aux yeux de certains. Rencontre avec ce touche à tout de génie, cet artisan de la musique, et cela : à l’Aéronef pour un « No Sport » et une résidence de 15 jours.
Pierre : « No Sport » ? Rodolphe Burger : C’est une réponse de Churchill au secret sur sa longévité. Alors cette citation est barrée… mais à peine. Ce n’est pas une citation de guerre au sport. Je ne voulais pas d’un angle avec un paquet de cigarette sur la pochette ou des émissions de télé pour défendre le tabac. Cela ne veut pas dire plus que ça. Mais c’est un ton, un détachement, une prise de distance face aux choses lourdes qui nous assaillent dans la vie. C’est juste un slogan amusant. Pierre : Je trouve de plus qu’il y a beaucoup de similitudes entre le sport et la musique, ce sentiment de performance, de travail d’équipe et de résultat. Faut il être un athlète pour chanter ? Rodolphe Burger : Spontanément en tournée nous avons tendance à utiliser un langage sportif. Nous en prenons même des métaphores de manière comique. Il faudrait en parler à Fred Poulet. Grâce à lui j’ai croisé Vikash Dhorasso qui est un vrai sportif et cependant dans une extrême prise de distance sur l’idéologie du sport. Les vrais sportifs sont peut être dans la même difficulté dans le monde du sport que les musiciens face au monde du spectacle : à la fois, on aime beaucoup ça car c’est notre passion mais toutefois pris au piège dans un système qui ne nous convient pas. Pierre : Vikash Dhorasso s’est d’ailleurs fait rejeter de son milieu, n’as-tu pas l’impression parfois que tu traînes également une image qui n’est pas forcément fondée ? Rodolphe Burger : Tout à fait mais je dois dire qu’à force d’obstination et à force d’enfoncer le clou il y a des choses qui finissent par changer. J’ai l’impression que le coté intello de Kat-Onoma n’est plus aussi stigmatisé quand on parle de moi. Ce qui me rendait dingue c’est que ce qualificatif était un reproche… ce qui reste incroyable surtout par des journaux dont la plupart des journalistes étaient des intellos ou des demi-intellos. Cela venait du fait que je n’ai pas dissimulé que dans une vie antérieure j?ai été professeur de philosophie donc une profession honteuse (rire) et peut être aussi dans le rapport aux textes. On soulignait souvent que Kat-Onoma reprenait du Shakespeare mais laissait sous silence que dans le même disque nous reprenions ‘Be Bop A Lula’. Ce qui est emmerdant c’est qu’on te reproche un truc que tu assumes tout à fait. Pierre : De plus Diogène était peut être le premier rockeur ou punk de l’univers ? Rodolphe Burger : En plus j’ai quand même fait du rock avant de faire de la philosophie. Entre 11 et 17 ans mon activité principale c’était la musique ! La philo je l’ai découverte après et je peux te dire comme tu le soulignais, que les 2 univers ne sont pas si éloignés que ça. La philosophie est pour moi une sorte de contre-culture. Ce qui était emmerdant aussi c’est que dans le groupe j’étais le seul concerné par cette étiquette, je leur faisais porter la pancarte à tous. Pierre : On te sent énervé par ça ? Rodolphe Burger : Pour des raisons de fond. C’est une caractéristique de la critique européenne et peut être française. C’est quelque chose que tu peux observer par rapport à la réception du jazz, toutes les formes novatrices du jazz ont eu la reconnaissance culturelle surtout en France. Mais c’était toujours sur le même mode : des critiques qui venaient exhumer la génialité implicite d’une musique brute. C'est-à-dire que le musicien noir il fallait qu’il soit obligatoirement inconscient de son art et du coup laisser au critique la théorisation de sa musique. Le musicien noir était juste un sauvage génial. Charly Parker n’était pas un génie inconscient. Je me souviens d’un article des Inrocks qui nous reprochait de ne pas être des hooligans comme les Happy-Mondays. A croire qu’ils adoraient se faire casser la gueule par les mecs quand ils allaient les interviewer en Angleterre. Si le type était complètement bourré ou une brute épaisse, c’était la garantie de se retrouver en face de vrais artistes. Pierre : Pour en revenir au nouvel album, il me semble construit comme un concert classique, « Avance » en mise en bouche pour ensuite se plonger dans votre univers ? Rodolphe Burger : Comme très souvent, ce fut une vraie prise de tête l’ordre des titres. C’est ça qui est marrant avec les disques, c’est comment à la fin le produit proposé semble maîtrisé alors que dans la construction il y a eu plein de doutes. C’est se retrouver à analyser soi-même l’interprétation du résultat. C’est la même idée qu’avec le live : il doit y avoir une balance entre ce qui est prémédité, calculé et réfléchi avec l’imprévu, le risque et l’accident. La sensibilité à l’accident, c’est un mélange de chance et d’occasion. Pierre : Le disque chez toi n’est il pas l’esquisse d’un tableau qui serait la scène ? Rodolphe Burger : Ce qui est paradoxale c’est que le disque est peut être en train de disparaître tant dans son format matériel ou de durée mais c’est vrai que je l’ai encore conçu comme un disque « traditionnel ». Ce n’est pas la même logique qu’un set du live. J’aime bien que le disque devienne une partition qui programme un live. La partition doit par contre sur scène être vivante et remixée par l’imprévu. Pour le coup il y a des disques que je ne pensais pas pouvoir peindre en concert et très curieusement, par exemple avec ‘Météor Show’ alors que je concevais qu’il allait rester « seulement » un beau disque, j’ai pu en retirer une douzaine de dates et ce furent mes meilleurs souvenirs de concerts. Justement parce qu’on a réinjecter des guitares dedans et c’est monté au carré ! Pierre : La carte du monde musical de Rodolphe Burger peut tracer un parcours qui va d’Europe, vers l’Amérique et l’Afrique pour ses racines, est ce facile à concilier dans sa tête un si long chemin ? Rodolphe Burger : Parfois ça siffle (rire). Il y a de la circulation dans ma musique ça je le conviens. Dans ce disque j’ai laissé poindre des choses que j’aime beaucoup mais que j’avais laissées par modestie. Des petits traits à la Farka Touré. On peut aussi parler de l’Ouzbékistan que j’ai découvert par Yves Dormoy et je constate à mon émerveillement qu’on peut être de plein pied avec des musiciens de ce pays alors que nous ne parlons pas la même langue et trouver pourtant des zones de connexion. C’est la magie absolue de la musique ! Une connexion des âmes qui passe la barrière de la langue. Cela devient psychédélique (rire). Pierre : C’est plutôt bon signe dans cette société protectionniste ? Rodolphe Burger : Absolument, les musiciens sont cosmopolites. La liberté de circulation que défend le Gisti est extrêmement concrète pour les musiciens. Mais de la même manière il y a aussi de la musique réactionnaire, de la musique qui joue le repli sur le territoire, la tradition et le folklore. Je trouve le climat sonore en France très étouffant. Il y a une grande tradition d’accueil de la musique ici et pourtant ce qui domine les médias lourds ne reflète pas ça. C’est la chanson française, la nouvelle chanson française, l’accordéon : ça me terrifie ! Cela me glace ! Non pas que l’on ne peut pas faire quelque chose avec ça : si tu écoutes les Rita-Mitsouko et leur manière de jouer avec ces codes. Fred Chichin à crée certes un titi parisien mais transporté vers les autres, avec toutes ces influences étrangères. Pierre : Je reprends un titre du disque qui est ‘Ensemble’ et je te demanderais au vu de la chanson si tu n’as pas hésité à la laisser sur l’album ? Rodolphe Burger : J’ai beaucoup hésité… Le texte est un mouvement d’humeur. Ce n’est pas un pamphlet. Nous l’avions déjà fait en donnant des noms et en mettant les points sur les « I ». Là ce n’est pas le cas. Il y a 2 choses qui m’ont convaincu c’est que 1) elle ne jure pas musicalement du reste de l’album et s’intègre très bien et 2) car je constate que certaines personnes ne comprennent pas que je parle de quelqu’un. Il y a un truc généralisable : amis ennemis qui n’a pas de prise sur un fait politique ou de société bien précis. Par contre cette chanson date le disque, c’est une circonstance liée à un contexte. Ce qui me gênait c’est qu’on puisse focaliser là-dessus et qu’elle devienne la chanson emblème de l’album pour de mauvaises raisons. Pierre : Il y a 2 piliers dans ce disque à mon sens : «Arabécédaire » et « Marie » qui sont 2 duos ? Rodolphe Burger : ‘Marie’ c’est un morceau qui fut déclencheur dans ma possibilité d’écrire à la première personne, ce que je n’avais jamais fait et encore moins un blues. C’était quelque chose de l’ordre de l’impossible ou même de l’interdit. Forcément c’était quelque chose qui paradoxalement me titillait. C’était nos retrouvailles avec Liam Farrell sur ce titre sans engagement sur une réalisation d’album. C’est à ce moment où j’ai fait ce blues à 4 heures du matin avec une guitare cithare, un micro à ruban. Ce sont des petits éléments concrets qui jouent un rôle. Cela peut paraître banal mais pour moi encore une fois c’était comme réussir l’impossible. Cette chanson je tourne autour d’elle depuis longtemps. Cette thématique qui te dit « porte un message à celle que j’aime mais dit lui que je suis mort » c’est le blues le plus foudroyant qui soit. Que James Blood Ulmer vienne chanter de sa propre initiative sur ce morceau ce fut magique. Pierre : Et Rachid Taha sur l’Arabécédaire ? Rodolphe Burger : Je ne voulais pas faire un duo pour le principe. C’est souvent artificiel. Je désirais que pour l’un et l’autre ce ne soit pas une simple invitation. Je voulais faire quelque chose avec Rachid. On s’est rapproché récemment. C’est quelqu’un que j’aime beaucoup, il m’a fallu du temps pour bien le connaître et je l’estime énormément. Nous avons eu le même manager à une époque. Il a vécu comme moi à Sainte-Marie-aux-Mines ce qui est un fait dingue de s’imaginer, dans ma petite ville natale d’Alsace d’avoir pu croiser le petit Rachid. Un jour il m’envoi un SMS ‘Il faut que tu chantes en arabe !’ donc je lui ai proposé d’être mon professeur d’arabe. On est parti sur cette idée. Dans mon coin j’ai préparé la séance et de fabriquer une musique qui ne faisait pas faussement arabe tout en restant en rapport avec la rugosité de la langue. J’ai fabriqué cette musique bizarre. Je fais jouer les musiciens du conservatoire pour les percutions. Et voilà Rachid qui débarque avec un manuel d’apprentissage qui s’appelle ‘L’arabe essentiel’. Et là il suffisait de faire du cut-up de ces éléments. Il chante en improvisant. On mélange le professeur et l’élève. Le résultat n’a aucun ingrédient traditionnel d’une chanson : pas de refrain, pas de couplets. Pourtant il y a un poids : celui de chanter quelque chose d’extrêmement politique sans rien dire du tout. Pierre : Tu collabores avec beaucoup d’artistes différents, est ce encore un réflexe de groupe ? Rodolphe Burger : Le contraire plutôt. Une des choses qui favorise de ne pas être en groupe c’est qu’on peut aller beaucoup plus facilement à la rencontre des autres. En groupe on vit en vase clôt, dans une assez grande solitude. C’est à partir des années 90 que j’ai pu m’ouvrir aux autres artistes. Pierre : On te retrouve sur des projets, des collaborations parfois grand public et parfois très pointus : mais il semblerait que ce qui te motive c’est l’amitié plus que l’artistique qui pourrait en découler ? Rodolphe Burger : C’est imbriqué. Tu ne peux pas dissocier les deux. L’affect joue beaucoup. Avec les musiciens je peux te parler de fraternité. Pierre : Ton éclectisme musical le retrouves tu dans ta vie quotidienne ? Rodolphe Burger : Oui, on peut parler d’un appétit pour l’altérité ! (Rire) C’est un émerveillement de l’autre que décrivent très bien les auteurs voyageurs. J’adore le sentiment d’être perdu. Cela m’arrive facilement lorsque je vais au Japon. Pierre : De Dernière Bande ton propre label à Capitol il y a beaucoup de différences ? Rodolphe Burger : Disons que cela aurait été impossible que je produise moi-même « No Sport » simplement car j’avais besoin de temps. Dans le cadre de Dernière Bande j’ai pu faire beaucoup d’albums, j’en fais encore, cela offre une liberté artistique extraordinaire surtout en ayant son propre studio mais c’est une histoire difficile à tenir économiquement, surtout aujourd’hui. Les projets eux-mêmes étaient liés à des circonstances ou des rencontres. Transformer une résidence en production d’album : c’est formidable mais ne te laisse pas le temps d’aller à la mine. Chercher de nouvelles choses. Tu remets tout à plat sur tes questions fondamentales. Je n’ai aucune idée de rien sauf de ne pas refaire. Je ne voulais pas proposer à Capitol un album expérimental que j’aurais pu faire moi-même en 3 jours. L’enjeu c’était de faire un album communicant sans baisser l’exigence. Pierre : Ta résidence à l’Aéronef est une longue histoire d’amour avec cette structure ? Rodolphe Burger : C’est quelque chose de précieux et de rare cette résidence. Au fond c’est le temps qui nous est offert ici qui est magnifique, bien sur il y a l’accueil et les conditions techniques mais il y a quelque chose d’historique entre nous. Nous avons fait beaucoup de choses ensembles. Le fait de se sentir soutenu dans un nouveau projet également et cela de manière, pas aveugle, mais disons très en confiance car le projet de l’album était encore dans les limbes. Pierre : Cela instaure une relation particulière avec le public de la salle ? Rodolphe Burger : Il y a une continuité qui est évidente. Cela ne se mesure pas forcément en spectateur mais par exemple au vu de mon attachement à l’Aéronef, la semaine dernière nous avons eu ce projet ouzbek au Palais des Beaux-Arts de Lille.