Chez Eiffel il y a toujours et depuis le début, quelque chose de sérieux et d’innocent, tout à la fois naïf avec un son rugueux, contestataire et exalté, un mélange de salé sucré, qui leur donne un charme singulier. Leur dernier album « Tandoori » n’échappe pas à la règle, malgré quelques changements qui rendent ce disque imprévisible mais toujours aussi bon. Quand ils parlent, c’est ensemble. Quand ils répondent, c’est d’une même voix. Un groupe soudé, uni qui va assurément nous offrir quelques bon moments scéniques.
Pierre : Comme je sais que vous aimez les contre pétries : connaissez vous « Partir c’est mourir un peu » ? Eiffel : Pas mal ! ouais ça peut nous correspondre dans le sens où l’on cherche toujours à bouger et ne jamais rester stagnant. Pierre : 2 albums, 1 live, 6 ans de vie commune et 3 ans de break : c’est vraiment dur de vivre en communauté ? Eiffel : On ne peut pas dire que l’on vive en communauté, on peut dire que l’on vit sur la route ensemble. Mais ça va, il y a des moments où ce fut difficile à gérer mais au fur et à mesure, tu battis une équipe qui est solide. Il y a la musique mais finalement la musique c’est un détail. Il y a tout le reste et petit à petit, cette association parvient à tirer dans le même sens. On ne tient pas à devenir une machine. C’est important pour nous d’avoir le côté humain. Même des gens, quel que soit le rôle dans l’équipe, qui bosseraient super bien mais humainement ne seraient pas en adéquation avec ce qu’on pense, cela ne serait pas possible. Inconsciemment on aime avoir un contact particulier avec nos collaborateurs. C’est super important quand tu passes 5 heures dans un bus par exemple. Remarque l’inverse c’est à dire quelqu’un qui serait super sympa mais qui bosserait mal, cela ne serait pas possible non plus. Pierre : Il faut une certaine alchimie pour assurer la base du groupe ? Eiffel : Cela ne se fait pas non plus en claquant des doigts. En tout cas dans l’histoire d’Eiffel, ce n’est pas le cas. Il y a eu des ratages. Eiffel ce n’est pas un gros groupe, on n’est pas connu, donc arriver à durer, c’est tout un truc. Dans un groupe tu as autour de 8 personnes chaque soir qui s’activent pour donner quelque chose de précis aux gens. Pierre : Dans « Dispersé » Romain, tu chantes : « J’étais parti en miettes, pour mieux me retrouver», c’était ça aussi le besoin de break ? Eiffel : Non. Cette phrase je ne l’avais pas pensée dans ce sens. Dans nos textes, il y a des thèmes, on ne chante pas n’importe quoi dans l’air pour bien sonner, même si on fait très attention à la sonorité. On fait en sorte que le sens soit très élargi, cette phrase dans le contexte signifie que nos certitudes peuvent changer pour mieux construire notre discours. Dans la société actuelle hyper individualiste : tout le monde bosse ou vit pour sa pomme et l’idée de rassemblement pour une cause ou une autre n’existe plus. Il y avait aussi le jeu de mots avec le Petit Poucet et les contes de Grimm. Pierre : En parlant de cause vous avez organisé le KO Social avec d’autres artistes, comment voyez vous la chose après quelque mois ? Eiffel : C’était une bonne idée parce que primo : entre faire ou ne pas faire : il faut faire. Tout n’était pas réussi mais il y a eu de bonnes choses. Nous l’avons fait à Bordeaux, et chaque ville qui a fait cette manifestation organisait à sa manière la soirée. Nous voulions que celle de Bordeaux soit à notre image. On n’a pas pu organiser la manifestation dans la ville avant le concert mais au niveau des gens, la majorité venait parce qu’ils étaient interpellés par le message, ils étaient là pour voir, écouter, discuter. Le retour que l’on en a eu, c’est que ça faisait fête de village mais avec de l’information qui passait derrière et c’était ça l’important. Pierre : Romain, tu as composé cet album pendant ta tournée solo ? Eiffel : Une partie. Je fais mes maquettes et ensuite nous travaillons ensemble. C’est notre manière de bosser depuis 10 ans. Les maquettes ne sont pas composées. J’écris avec un stylo, une feuille, je ne fais rien sur ordinateur musicalement parlant pour taper dedans ensuite et piocher à droite, à gauche. J’ai quelques héros comme Mac Cartney ou Brel et limite sans guitare ni instrument, je note des accords ou une petite mélodie. J’essaye de ne pas avoir de prothèse. Si tu prends une guitare ou un piano, n’importe qui fini par faire tout le temps la même chose, ce sont des tics qui limitent l’imagination. Là où tu es le plus libre, c’est dans ta tête. C’est le problème de l’art en général. Même si Eiffel n’est pas dans l’art mais dans la musique populaire, c’est compliqué de ressortir tel quel ce que l’on a de fantaisie dans nos esprits. Tu n’y arrives d’ailleurs jamais. Quand tu pointes ton espoir artistique sur un point précis de tes ambitions, tu te dis : je vais aller là et pof tu tapes à coté, soit trop court, soit trop long et c’est ça qui te motive à recommencer. Et tu fais des chansons jusqu’à la fin (rire). Pierre : On dirait que pour Eiffel tu te concentres pour que ça pulse et que tu mets tes expériences personnelles en sourdine ? Eiffel : Tant mieux si tu entends ça. Il y a des constantes : c’est le même mec qui écrit et chante les chansons mais après merde, il y a de grosses différences. Avec « Tandoori » c’est un album de groupe. Tandis que mon album solo, c’était l’album de plusieurs groupes : il y avait plusieurs personnes, tout le monde ne joue pas sur les titres, il n’y a pas un son précis. C’est une sorte de liberté parce que tu peux éclater tout. Par contre dans le carcan du groupe tout fermé où l’un fait chanteur, l’autre batteur, etc… tu peux te créer une vraie autonomie également. Je ne crache ni sur l’un et l’autre des moyens. « Tandoori » est batti sur le fait que chacun en fasse le moins possible. Qu’il soit très nu. Bluesy comme la chanson « Saoul ». Qu’il y ait des rythmiques groovy à la AC-DC même si je ne suis pas fan mais leur reconnaîs un savoir faire pour faire tourner la machine. Et que la voix soit assez en avant. Pierre : La fameuse place de la voix posée quelque part dans la chanson française ? Eiffel : Il n’y a qu’en France qu’on pose cette question. Ce n’est pas un soucis de sonner rock en la mettant devant ou pas. C’était un choix sans chercher à offrir du grain à moudre à un style. Il y avait aussi l’idée de ne mettre presque pas de pédale sur les guitares. Et ce n’est pas évident. Les autres albums, on sentait la saturation. Là c’est pratiquement tout avec le même son : une guitare, un ampli, un jack. Pierre : Pourtant même les chansons plus calmes sont jouées à la guitare électrique et pas avec un banjo ou une guitare sèche ? Eiffel : On voulait jouer de la guitare électrique mais au pouce et plus doucement. C’est con mais on en est venu à ça. C’était l’impression qu’on avait pour en arriver à ce qu’on aime notre disque. Pierre : C’est le passage pour la première fois en studio qui a modifié votre façon de travailler et d’appréhender les chansons ? Eiffel : C’était génial ! une super expérience. Avec un ingénieur du son qui s’appelle Michel Derickx qui a bossé avec Deus par exemple. C’est un flamand qui a beaucoup enregistré avec Arno. On y est allé et ça nous a permis de renouer avec l’idée que le studio pouvait nous apporter quelque chose. Les autres albums, nous étions généralement dans une ferme avec notre propre matos et basta, la manière de travailler liée avec la manière de vivre, liée à la culture belge c’était ce que nous voulions. Nous sommes un groupe de rock français c’est à dire que sur le papier nous sommes la tristesse intégrale. Tout le monde ici veut te positionner quelque part alors qu’on ne souhaite être jugé que sur la musique et pas l’étiquette. D’arriver à chanter notre rock français sans faire comme tant d’autres le groupe produit à l’anglaise, il faut trouver des alternatives. La Belgique à cette culture mixte. Ils ont un coté londonien mais campagnard et ce n’est pas du tout péjoratif. Je pense qu’on va y retourner (rire). On a été super bien accueilli, à la même enseigne que les stars qui bossaient dans les autres studio. Il y a un coté familial. Pierre : Pourquoi avoir sorti un EP digital avant l’album ? Eiffel : Parce qu’on est complètement ouf (rire). On fait partie de la génération qui est encore attachée à l’objet donc on est totalement largué question nouvelle manière de consommer la musique. La maison de disque nous a dit que ce serait bien de sortir un truc avant et là nous étions totalement d’accords pour sortir un truc avec une super pochette, etc mais non c’était pour le téléchargement payant. Ils nous ont convaincu qu’il fallait le faire. En même temps on est pas contre. Ce truc était vachement adressé aux fans. Les fans, ce qu’ils veulent c’est l’objet. Donc quelque part c’est un non-sens mais c’était le seul moyen de sortir quelque chose avant l’album. Pierre : C’est toujours sain d’avoir une vue artistique différente de sa maison de disque ? Eiffel : On n’a pas lutté beaucoup par rapport à ça. Par rapport à d’autres trucs oui ! (rire) Ce n’est pas un conflit mais il faut être toujours super attentif, suivre en permanence. Par rapport à l’objet, ils ne sont pas assez exigeants. Ca c’est clair. Souvent c’est fait au dernier moment, à toute vitesse et sans sens. Alors que nous on veut que chaque texte du livret ai une image bien précise qui l’illustre. C’est du boulot et on y tient. T’empaquettes pas 6 mois de ta vie dans du papier chiotte. Bon ça peut être un concept arty que tu défends aux bains douches (rire) mais non ! On veut quelque chose qui dans 10 ans, si ce n’est d’en être fier, a au moins l’avantage de ne pas nous faire rougir. Ce n’est pas prétentieux mais on essaye de faire quelque chose d’intemporel. Pierre : Donc 13 titres intemporels sur ce disque ? Eiffel : 16 ! on en mixé 3 titres il y a 5 jours. On en a même enregistré 18. L’un est sorti sur le digital et l’autre sortira plus tard. Pierre : Excepté « Bigger Than Biggest » tous les titres sont courts ? Eiffel : C’est lié au fait que l’on a enlevé tout ce qui était variation ou instrumentaux ou intro trop longue, on en arrive à cette idée de chanson brute où l’on te raconte un truc et bam au revoir on passe à autre chose. Pierre : L’album débute par un titre en anglais, c’était aussi un moyen de dire qu’Eiffel avait changé ? Eiffel : On s’est dit que c’était pas mal de commencer par un titre en anglais vachement inspiré par Lennon-Maca. Très mélodique, un peu planant mais pas trop carton. Histoire de déstabiliser les gens et nous même. On a beau être un groupe de rock français, toute notre influence vient d’outre-manche ou d’outre-atlantique. Pierre : Mais rock et français, ce n’est pas inconciliable ? Eiffel : On est plus variété français et rock anglo-saxon. Le rock français il n’y a que Noir-Désir. C’est aussi un plaisir de chanter en anglais sans larguer une pop-rime qui ne fasse pas pop française gentillet. On voulait aussi mettre du fantasque, du psychédélisme. On nous met souvent dans la catégorie groupe engagé et bas du front. Mais c’est triste. On n’est pas du tout comme ça. On a envie de gaieté, de « funitude ». Pierre : Cette étiquette avec les médias de groupe engagé, ne doit pas être tous les jours facile à accepter ? Eiffel : On s’y est peut être mal pris. Notre but n’est pas de nous faire comprendre mais de nous faire plaisir. Mais on fait attention à la manière dont on agence les choses. En France tu es classé très facilement. Eiffel n’est pas carté, on a un petit public sympathique, on sait que les disques on va en vendre un peu, mais cartonner sûrement pas. Le problème, c’est que les médias n’écoutent plus. Dans ce disque, il y a un peu de tendresse, un coté branleur avec de l’humour et on ne le voit pas. Pierre : La photo de la pochette est très belle ? Eiffel : C’est une photographe Hongroise qu’on adore. Parce que justement ça reste ouvert. Ca fait penser à « War » de U2, il y a un coté positif avec le sourire du gamin mais il se trouve dans une décharge. Ca reste abstrait. Il y a un coté bombe le torse, qui nous plait bien. Gamin, rock et hypra tendu comme notre album. Ce n’est pas la flamme incandescente de l’adolescence mais bien le touchant, l’émouvant. Pierre : « Qu’ai Je Donc à Donner ? » une chanson du disque, est une sorte de constat d’échec ? Eiffel : On est dans une société qui vit sur le mode du troc. Troc via l’argent. Tu me donnes ça et je te files de l’argent. Et cette chanson, c’était juste pour dire de donner sans vouloir recevoir. Pierre : Chanter « Paris-Minuit » c’est dire que Paris est une ville de lumière ou c’est constater qu’elle n’est qu’une grande putain qui fait peur ? Eiffel : C’est un mélange de bons et de mauvais cotés. C’est chaud, ça déboule tout le temps. Bon on a parlé de Paris car on ne connaît pas Berlin (rire) mais c’est une ville dans laquelle nous avons vécu. C’était un point de vue pour parler du monde urbain et de la quantité de cœurs qui battent. L’idée de la vitesse. Ce paradoxe des grandes villes en général, où tu sens tout ce qui a été fait depuis des siècles et à la fois tout ce qui ne va pas, ce qui engendre le crade, le pas beau. Cette schizophrénie, cette paranoïa. Ce n’est pas une chanson contre cette ville, c’est une manière de larguer également une tonne de jeux de mots véreux. Pierre : Le meilleur album d’Eiffel finalement, celui qui vous correspond le mieux avant ce dernier cela ne serait il pas le live ? Eiffel : Il y a plein de choses, notamment sur « Abricotine » que l’on se dit au final avoir mal gérées, mais par contre, on le prend comme quelque chose qui fait partie de notre histoire. Nous sommes plus dans un trajet que dans un constat statique entre le bien et le pas bien. « Le ¼ d’heure des ahuris » à pour défaut d’être trop produit. Le live à ceci de particulier qu’il était enregistré à la fin d’une tournée donc tu maîtrises plus ou moins bien les morceaux, tu mets le paquet, quelque part tu as envie d’arrêter et sitôt de continuer. C’est tout bête mais ce live est arrivé au moment où le groupe commençait à vraiment bien se faire connaître. Mais nous voulions ce break. Ce live est un moment touchant, troublant. De toute manière, je ne cracherais pas sur quoi que ce soit que nous avons fait. Enfin si, un truc sur MTV où nous étions perdus et où l’on se demandait ce que nous faisions là. Pierre : C’est mettre en pratique « Ma part d’ombre » ? Eiffel : Exactement. Tu as envie de disparaître et c’est trop tard. Dès que tu ouvres la bouche, tu sais que ça va être catastrophique. La promo à la télé, c’est attraction-répulsion. Il y a aussi des gens qui travaillent à la promo avec nous et qui croient en nous : les gens de Labels qui nous ont toujours soutenus, on peut aussi se dire que le groupe peut faire un effort et accepter certaines demandes. Pierre : Romain, tu es resté 2 mois en studio avec Bashung et depuis plus de nouvelles, pour toi c’est une façon de faire ou tu te sens blessé ? Eiffel : Y a pas grand chose à dire en fait ! Je peux pas en parler. Alain est quelqu’un de difficile à comprendre. Il a une manière de travailler qui fait qu’il travaille avec une personne, ensuite avec une autre et après il mélange. Et j’étais la première personne à bosser avec lui…